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Retour d’expérience SM3A : Gestion des systèmes torrentiels
Article de journal
Les rivières torrentielles et les torrents sont le théâtre de crues très spécifiques, caractérisées notamment par des transports de matériaux pouvant être volumineux et très rapides. Comment faire pour bien gérer les ouvrages situés sur ces cours d’eau ? Quelles sont les bonnes pratiques en prévention des inondations torrentielles ? Pour y répondre, voici le point de vue du Syndicat Mixte d'Aménagement de l'Arve et de ses Affluents (SM3A).
Image : Dégâts de la crue torrentielle de l'Armancette (2005)
Installé à Saint-Pierre-en-Faucigny, à 30 km d’Annecy et de Genève, le Syndicat Mixte d'Aménagement de l'Arve et de ses Affluents (SM3A) est en charge de la prévention des inondations et de la compétence Gemapi pour le bassin versant de l’Arve. L’Arve est le principal cours d'eau de la Haute-Savoie : il naît dans les alpages du col de Balme (2191 m) et rejoint le Rhône à la sortie du Lac Léman. Croisant sur son tracé une trentaine de rivières et torrents affluents, il s’agit d’une rivière torrentielle.
Notre témoin : Florent Charles, responsable du Pôle Prévention des Inondations au SM3A.
Régime torrentiel, écoulement torrentiel, quels sont les bons termes pour le gestionnaire ?
Florent Charles : On évite de parler de régime et d’écoulement torrentiels, qui renvoient à une notion hydraulique très spécifique. Sur un même cours d’eau on peut avoir, suivant les cas, des crues à régime torrentiel et des crues plus classiques. Nous parlons de torrent ou de rivière torrentielle, en nous fondant sur des notions morphologiques. Le critère discriminant est la pente du cours d’eau : le torrent pur et dur a une pente de plus de 6% et la rivière torrentielle a une pente entre 1% à 6% environ.
Quelles sont les particularités de la crue torrentielle ?
FC. Ce sont des crues très soudaines, presque imprévisibles. Ce n’est pas seulement le moment, mais aussi la façon dont la crue va se propager, qui sont imprévisibles. Sur le moment : aucune prévision météo ne sait aujourd’hui nous dire si un orage va claquer à tel endroit du bassin versant et avec quelle intensité. Transformer un risque d’orage en : « attention la crue va se produire sur tel torrent » est pour l’instant impossible. Sur la propagation de la crue, l’analyse historique est indispensable à la bonne compréhension du fonctionnement des crues, mais elle ne permet pas de prédire ce qui va se passer à la fois suivante : la crue va-t-elle entrainer une érosion forte ou bien inversement va-t-elle entrainer un dépôt de matériaux ? L’historique permet de savoir qu’un torrent a tendance à déposer des cailloux à un endroit, mais le dépôt dépendra de la quantité qui arrive d’au-dessus, et c’est un paramètre qu’on maîtrise beaucoup moins. Donc des phénomènes de reprise de matériaux, voire d’érosion, peuvent se produire dans un secteur habituellement soumis à des phénomènes de dépôt, et inversement.
La principale particularité des crues torrentielles est donc d’entrainer un transport solide. Qu’est-ce que cela veut dire ?
FC. Oui, avec la vitesse de l’eau, le paramètre embêtant avec un torrent est le transport solide, c’est-à-dire la quantité de cailloux transportés. C’est ce transport qui lui donne à la fois le caractère aléatoire et le pouvoir de destruction. L’excès de cailloux comme le défaut de cailloux posent problème. Cette quantité va influer suivant les cas sur le fond du lit et sur les berges. La « respiration » du torrent complique les choses, avec un cours d’eau qui divague et qui peut même sortir du lit.
Quelles sont les conséquences du transport solide sur la pérennité des ouvrages ?
FC. Les premiers ouvrages qui trinquent, en général ce sont les ponts, par affouillement des piles de pont en cas de crue érosive, ou suite à l’engravement du lit en cas de fort dépôt de matériaux. L’autre crainte, c’est quand l’érosion sape le pied de la digue, pouvant entraîner le basculement de la digue.
En termes de gestion d’ouvrages, l’approche est donc spécifique ?
FC. Nous sommes beaucoup moins préoccupés par les problématiques d’érosion interne que nos collègues des rivières non torrentielles. En revanche, nous sommes focalisés sur la résistance à l’érosion externe, et notamment aux forces tractrices, ce qui nous oblige à construire des carapaces externes très résistantes.
Dans le cas de l’Arve, du fait de l’incision historique liée aux prélèvements anthropiques, le risque de débordement est très rare : à Bonneville, il faut être en crue bicentennale pour avoir un débordement. Bien souvent sur l’Arve, on travaille « la tête en bas » : ce n’est plus le débordement qui pose problème, mais ce qui se passe au pied des ouvrages. Nous accordons beaucoup d’importance, et consacrons beaucoup d’argent, à la consolidation avec des dispositifs parafouilles.
Cela impose-t-il d’avoir des ouvrages spécifiques ?
FC. Nous avons beaucoup de simples protections de berge qui évitent une érosion latérale trop forte. Peut-être qu’à terme, du fait de l’incision de l’Arve par exemple, nous ne serons plus tellement amenés à faire des digues et que les protections de berge seront suffisantes. Nous avons aussi beaucoup de seuils transversaux, pour lutter contre l’érosion des lits et le transport de cailloux. Pour des raisons de continuité écologique (franchissement des poissons), nous sommes amenés à remplacer des seuils par des radiers ou rampes en enrochement, bien que ces derniers ne résistent pas toujours aux crues. Et nous avons des plages de dépôt.
Vous dites que la réglementation sur les digues n’est pas adaptée aux rivières torrentielles. Pourquoi ?
FC. La réglementation sur les digues est très connotée débits, hauteurs de débordement, durée de la crue. Or en torrentiel, les durées de crue sont très courtes et comme je vous l’ai expliqué, le problème principal n’est pas l’eau qui déborde, mais les cailloux qui montent ou l’eau qui érode les bases des ouvrages. Souvent un ouvrage peut avoir disparu avant que le cours d’eau déborde. Nous manquons, au niveau réglementaire et technique, de savoir-faire spécifique au torrentiel. La réglementation nous oblige à prendre des réflexes et des axes de travail qui ne sont pas adaptés au torrentiel.
Dans le décret Digues, il y a pourtant une exception relative au torrentiel…
FC. Oui, mais cette exception s’applique uniquement aux ouvrages « de correction torrentielle ». Ce sont des ouvrages très spécifiques, situés sur la partie haute des torrents et ressemblant souvent à des seuils. Ces ouvrages, gérés par les services Restauration des terrains en montagne (RTM) de l’Office national des forêts (ONF) servent à freiner l’érosion et à stabiliser les sols. Ils sont effectivement exemptés des obligations du décret digues. Ce qui n’est pas le cas pour nos ouvrages de type « digues torrentielles »..
Image : Lave torrentielle sur le torrent d’Armancette, commune des Contamines Montjoie (2005)
Selon vous quelles difficultés pose la réglementation, pour les systèmes torrentiels ?
FC. Notre première difficulté de gestion, c’est de trouver un maître d’œuvre qui connait le comportement d’un torrent et qui est prêt à jouer le jeu d’adapter au maximum la réglementation, autrement dit de tirer les curseurs pour rester dans la réglementation tout en étant adapté au torrentiel. La deuxième difficulté concerne la définition des « niveaux de protection » et des « zones protégées ». Prenez les niveaux de protection, qui sont la hauteur d’eau qu’un ouvrage peut protéger. Comme je vous l’ai expliqué, dans notre cas, le paramètre le plus pertinent n’est pas celui-là. Alors faut-il envisager un niveau de protection nulle ou presque nul ? Faut-il aussi assumer que nous faisons des ouvrages pas tout à fait étanches à l’eau ? Avec France Digues, nous avons partagé ces questions avec le ministère lors de notre réunion sur les évolutions à venir de l’EDD. A nos yeux, définir un niveau de protection sur un torrent reste une gageure.
L’autre notion clé d’un système d’endiguement, avec le niveau de protection, c’est la zone protégée. Là aussi, comment faites-vous ?
FC. Les zones protégées précisent quels sont les enjeux bénéficiant de la protection. Les définir dans un contexte torrentiel est aussi une gageure : dès lors que le torrent peut divaguer et sortir de son lit, tout le cône de déjection devrait-il être en zone protégée ? Sachant que ce sont des zones urbanisées, cela peut poser des sérieux soucis : gestion de crise, ou indemnisation éventuelle en cas de défaillance par exemple.
Le SM3A a réalisé une Etude de dangers (EDD) pionnière pour régulariser une plage de dépôt : Quel enseignement en tirez-vous ?
FC. Les plages de dépôt sont des ouvrages constitués de deux digues et d’un système de fermeture pour retenir les cailloux, en amont des cônes de déjection. Notre étude de dangers (EDD) concernait un projet neuf, qui remplace un terrassement informel. L’EDD a consisté à définir le volume de cailloux maximum pour lequel on garantit la protection, 250.000 m3 précisément. Ce type de définition pose toute une série de questions difficiles : Comment et à quel endroit précis mesure-t-on ce volume, sachant que le point de mesure ne sera pas forcément représentatif ? S’agit-il du volume final déposé, ou du volume de cailloux passés par la plage de dépôt ? Et faut-il compter les cailloux déposés en amont de la plage, dans le lit ? Aujourd’hui le ministère nous indique que ces plages n’ont pas vocation à être régularisées dans un système d’endiguement, mais le discours n’était pas le même il y a trois ans.
Et s’il y a un système d’endiguement en aval ?
FC. L’idée serait de citer la plage de dépôt dans l’étude de dangers, comme ouvrage hydraulique annexe.
En terme de prévision et d’alerte, comment faites-vous ?
FC. En situation de crue torrentielle, il est difficile de lancer des alertes par exemple pour faire évacuer un camping, et cela ne peut être fait que sur la base d’une prévision météorologique, pour disposer d’un temps suffisant (en ne se basant que sur de la mesure d’un paramètre dans le cours d’eau, on aura bien souvent trop peu de temps pour envisager une évacuation efficace). eEn cas de grosse crue généralisée au bassin versant, comme cela a été le cas en 2015 sur l’Arve, une prévision de crue (sur la base de prévisions météo ou de mesures en cours d’eau) peut être efficace sur les tronçons de rivière torrentielle. Hormis ces grosses crues, une crue torrentielle va durer en général entre 2 et 6 heures, donc souvent nous arrivons après coup sur le terrain. Tout le volet d’alerte prévu dans les déclarations des systèmes d’endiguement est compliqué à gérer.
Sur un autre torrent alpin, le Boscodon, les services de l’ONF vont tester des sismomètres pour détecter les vibrations du sol engendrées par une crue, et des caméras vidéo vont filmer la fluidité et la rhéologie. Cela vous semble-t-il intéressant ?
FC. Oui bien sûr, cela nous intéresse, car nous savons très bien qu’on ne peut pas se contenter de mesurer les hauteurs d’eau. Sur les sismomètres, il s’agit d’un projet de recherche. Des caméras ? Nous en envisageons sur certains sites. J’ai des réserves sur leur rôle pour alerter, mais elles pourraient aider à lever des doutes pendant une crue, sur des portions où nous n’avons pas un accès facile. Pour l’instant nous avons une seule caméra installée, mais nous devrions prochainement équiper de nouveaux sites. Nous avons acheté un drone, qui sert essentiellement pour filmer les travaux, mais qui pourrait lui aussi nous servir à lever un doute en situation de crue.
Avez-vous une autre idée pour améliorer la gestion des crues torrentielles ?
FC. L’idéal en torrentiel, c’est d’avoir en tête ou d’avoir été témoin d’un grand nombre de crues produites. C’est l’enrichissement par l’expérience de ce qui s’est passé ailleurs. Hélas nous sommes très occupés et nous ne nous déplaçons pas sur les autres massifs, ce qui nous coupe d’un certain nombre de retours d’expérience. Une des clés serait d’avoir des retours d'expérience bien organisés, sources de conclusions pour le gestionnaire.
Note France Digues : une journée technique spécifique aux digues en milieu torrentiel sera organisée par France Digues fin 2019
Thibault LESCUYER pour France Digues
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